vendredi 2 décembre 2011

"Exhibitions", aux origines de la sauvagerie

C'est une enfilade de pièces tendues de rouge, à mi-chemin du boudoir et du théâtre à l'italienne. À l'entrée : les quatre paires d'yeux, très fixes et très dignes, d'Indiens du Groenland présentés en 1684 à Copenhague - à côté d'un portrait de "Madeleine de la Martinique", une petite fille noire souffrant d'une dépigmentation de la peau, et d'Antonietta Gonsalvus, une enfant des Canaries attaquée par une hyperpilosité. Au centre du cabinet de curiosités : une statuette de sirène à la gueule ouverte, posée sur un guéridon.
"Il faut traverser cette exposition en équilibriste", explique Nanette Jacomijn Snoep, cocommissaire scientifique d'"Exhibitions" au musée du quai Branly. La recommandation est juste. À suivre ces cinq siècles d'invention occidentale du "sauvage", des premiers Amérindiens amenés par Christophe Colomb aux zoos humains du XIXe siècle, on sera inévitablement indigné, malheureux, fasciné. Mais le parcours sert avec une extrême finesse ce sujet, encore mal connu pour n'avoir que tardivement retenu l'attention des historiens.

Spécimens

On y rencontrera les "spécimens" glaçants des expositions coloniales et des musées d'histoire naturelle : la célèbre "Vénus hottentote", aux fesses et aux organes génitaux hypertrophiés, dont le corps sera disséqué après sa mort ; Ota Bota, un jeune pygmée du Congo présenté à New York dans une cage, en compagnie d'un singe - qui se donnera la mort après avoir été libéré. On y suivra la naissance des théories raciales, avec leurs prélèvements d'épiderme, leurs crânes moulés et mesurés, leurs photographies scientifiques et leurs recherches du "chaînon manquant".
Le "sauvage" de la Renaissance, représenté avec les attributs de l'homme des bois médiéval (couvert de plumes comme l'autre était couvert de poils, brandissant un bâton) et considéré avec curiosité mais sans mépris, devient au fil des siècles un "phénomène" exhibé dans les foires à côté des "freaks" (siamois et autres femmes à barbe). L'affaire devient lucrative, le public est conquis, les foires se veulent toujours plus spectaculaires. Au besoin, on inventera de toutes pièces des traditions exotiques, des danses rituelles, des démonstrations scientifiques... Il faudra attendre les années trente pour que l'intérêt des spectateurs commence à décroître.

Témoignages

Combien furent-ils à être ainsi exhibés ? Des dizaines de milliers, que l'exposition s'attache à faire sortir de l'anonymat. "Autant que possible, nous indiquons d'où venaient ces hommes, quels furent leur parcours, leurs voyages, explique Nanette Jacomijn Snoep. Justement parce que le sauvage n'a par définition pas de nom." Le buste d'Ota Bota qui fut réalisé porte ainsi une seule indication : "pygmée". Certains témoignages demeurent cependant, comme le journal que Abraham Ulrikab, Inuit du Labrador, tint lors d'une tournée en Europe centrale en 1880.
Au fil du parcours apparaissent également des zones d'ombre, des espaces d'ambiguïté. La professionnalisation des exhibitions poussera certains indigènes à monter eux-mêmes des troupes - c'est le cas de Maungwadus, Indien ojibwa de Mississauga, qui devient impresario et organise de son propre chef des exhibitions et des danses aborigènes en Europe. Par ailleurs, dans le regard de l'Occident, bien qu'altéré par les préjugés raciaux, naissent aussi les ferments d'un intérêt anthropologique. Enfin, dans les "souvenirs" de l'exposition coloniale de 1931 à Paris, dérisoires et cruels comme ces palets imitant ceux des "femmes à plateaux" d'Éthiopie, semble vivre surtout une naïveté terrible.
"C'est aussi là le sens des miroirs - pour certains déformants - essaimés le long de l'exposition, explique Nanette Jacomijn Snoep. Il n'y a qu'en Occident que le phénomène des exhibitions a existé ; il ne peut que nous renvoyer à notre rapport à l'autre, et à une image de nous difficile à accepter." La plus brutale sera peut-être cette photographie de "femmes Achanti" prise en 1903 au Jardin d'acclimatation de Paris - qui fixent sans sourire l'objectif tandis qu'à l'arrière-plan,
Exhibitions, l'invention du sauvage". Jusqu'au 3 juin 2012 au musée du quai Branly, 37, Quai Branly, 75007 Paris.
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